L’effet Zeigarnik – comment hacker votre mémoire en procrastinant

Zeigarnik_EnTeteC’est vrai, jusqu’ici nous avons fait la part belle aux sciences dures, mais aujourd’hui nous allons pénétrer l’univers plus doux de la psychologie en empruntant le pont magique de la neurobiologie. Plus spécifiquement, nous allons voir comment il est possible de tromper notre cerveau pour le forcer à consolider un souvenir ou une information.
Mais avant cela, je vous propose un petit jeu :
Voici une liste de questions très simples, auxquelles je vous demande de répondre rapidement mais sérieusement dans votre tête sans chercher à les mémoriser. A la fin de l’article, je vous reposerai ces questions et vous pourrez comparer vos nouvelles réponses avec les miennes.
Donnez un mot français masculin commençant par la lettre ‘P’.
Donnez un mot contenant au moins 2 fois la lettre ‘A’.
Donnez un mot qui rime avec ‘Bêtise’.
Donnez le nom d’un fruit commençant par la lettre ‘F’.
Donnez un mot qui rime avec ‘Chanson’.
Donner le nom d’un animal commençait par la lettre ‘C’.
Donnez un mot qui rime avec ‘Monstre’.

Rapide introduction (très simplifiée) de la mémoire et de la fixation mnésique

Pour commencer, il faut voir le cerveau comme une gigantesque ville composée de maisons : les neurones. Ces maisons sont toute construites avant notre naissance et on en compte entre 100 et 200 milliards [soit près de 10 fois plus que le nombre de grains de sable contenus dans le seau de votre enfant]. Ces maisons peuvent contenir de l’information mais la ville ne délivre plus de permis de construire, impossible donc de fabriquer de nouveaux neurones [1]. Au cœur de cette ville, un immense carrefour, l’hippocampe. D’ici partent de gros camions possédant l’information (les souvenirs) à transmettre aux neurones. Selon le type d’information qu’ils transportent (sémantique,
procédurale,…), les camions se dirigent vers tel ou tel quartier de la ville (lobe temporal, cervelet, etc…). En se déplaçant de maisons en maisons, les camions tracent dans la terre des routes naturelles (appelées liaisons synaptiques), ces routes peuvent s’effacer avec le temps où être retracées par le passage d’autres camions. De fait, plus un camion aura un chargement lourd (souvenir marquant : un accident par exemple), plus il tracera un chemin durable. De même, si plusieurs camions empruntent plusieurs fois la même route (exemple : le souvenir répétitif de nos révisions de tables de multiplication), le chemin tracé sera plus tenace. Enfin, si le cerveau estime que le chargement du camion est important (comme lorsque vous vous concentrez), il peut lui même lester le chargement pour marquer d’avantage le chemin tracé. C’est l’ensemble des traçages efficaces de ces routes que l’on nomme fixation mnésique.
Dès lors la mémoire ne peut pas être perçue comme une liste d’empreintes permanentes. Un souvenir n’est bien que la reconstruction présente d’un événement. Reconstruction rendue possible par la juxtaposition de l’information des neurones via l’empreint de ces routes synaptiques plus ou moins bien tracées.
Et c’est sans doute dans ce rapport étroit entre mémoire et imagination que se situe toute la magique complexité du mécanisme mnésique.

Zeigarnik_Piaget_Quote
L’effet Zeigarnik – l’apologie de la procrastination

Avant d’avoir peut-être abusivement emprunté le terme d’effet, Zeigarnik était le nom d’une sublime psychiatre d’origine Lituanienne exilée à Moscou. Petite, brune, le regard dormant, le genre de femme à faire divorcer un curé fraichement marié [expression empruntée à ce bon F. Dard].
Bluma Zeigarnik s’était étonnée de voir que les garçons de café retenaient parfaitement toutes les commandes de clients non encore achevées mais oubliaient ces dernières aussitôt le client servi. Quelques temps plus tard, Bluma décida de confronter son intuition à l’expérience et demanda à plusieurs groupes d’enfants de réaliser une vingtaine de petits travaux (puzzle, dessin d’animaux, création de collier,…). Certaines opérations furent interrompues avant leur terme, les autres activités, quant à elles, furent dûment terminées. Quelques jours plus tard, on demanda aux enfants quels travaux leurs avaient étés demandés ce jours là, on nota alors que les taches laissées inachevées avait été citées 150% de fois plus que les taches terminées.
Lorsque l’expérience fut reconduite sur des adultes, ce chiffre fut ramené à 90%.

Ce phénomène s’explique par le fait, qu’en dehors de la répétition,  la mémorisation (fixation mnésique) reste toujours sous le contrôle d’un mécanisme plus ou moins conscient. Dès lors, n’est mémorisé que ce qui est jugé important; important au regard de ce qui a déjà été mémorisé. Cette approche permet notamment de mieux appréhender l’amnésie relative de l’enfant de moins de 5 ans.
Ainsi, si vous avez décidé d’apprendre le mandarin cet été et que vous êtes arrivé au chapitre crucial des 4 tons. Arrêtez vous donc en plein milieu d’une phrase, vous savez la phrase qui s’apprête à vous livrer l’astuce infaillible pour différencier le ton haut du ton montant. D’abord frustré, quand vous reprendrez votre lecture quelques jours plus tard, vous devriez constater que le début de ce chapitre a été mémorisé bien plus efficacement.

Comment les publicitaires/la télévision utilisent déjà l’effet Zeigarnik

Il faut bien comprendre que l’effet Zeigarnik dépend de la motivation que vous avez à terminer la tache inachevée. Ainsi lorsqu’ Omar Sy interrompt la belle blonde alors qu’elle s’apprête à boire son verre de Finley, l’activité mnésique est moins affectée que lorsque, devant votre série préférée, un écran noir interrompt soudain la chute du jeune Bran Stark. Les américains appellent d’ailleurs ceci un cliffhanger.
Balzac a lui aussi longtemps utilisé cette technique, notamment lors de la parution de La vieille fille qu’il publia pour la première fois sous forme de roman feuilleton dans La Presse.

Solution du petit jeu sur la liste de question :

Dans la liste de questions que je vous ai proposées, il y avait une question n’ayant pas de solution existante. De fait, vous avez donc dû arrêter de chercher la réponse pour continuer l’article. Ainsi, si vous vous êtes appliqué à répondre et que vous avez cherché un peu la solution avant d’abandonner temporairement, l’effet Zeigarnik prévoit que les questions posées, et notamment la question abandonnée, ont été mémorisées plus efficacement que le reste de l’article (tant pis pour moi). Vous rappelez-vous de cette question?

Références:
Expérience de Bluma Zeigarnik:
http://codeblab.com/wp-content/uploads/2009/12/On-Finished-and-Unfinished-Tasks.pdf
La mémoire, article de l’INSERM:
http://www.inserm.fr/thematiques/neurosciences-sciences-cognitives-neurologie-psychiatrie/dossiers-d-information/memoire
Article de J-C Tabary
http://cerveau.pensee.free.fr/livre/Memoire.html
Article de Serge Laroche publié dans Pour la science
http://acces.ens-lyon.fr/acces/ressources/neurosciences/archives-formations/neuros_apprentissage/memoireapprentissage/LAROCHE-Pour_la_Science.pdf
Plasticité cérébrale et potentialisation:
http://acces.ens-lyon.fr/biotic/neuro/plasticite/html/potentialisation.html
Dossier INSERM sur l’apprentissage mnésique
www.inserm.fr/content/download/…/Dossier_SS4_SEPT_OCT2011.pdf

Pour aller plus loin, fonctionnement détaillé de la plastification synaptique :
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Exercice d’application : Oubliez ce que l’on a dit plus haut ! En effet, l’idée de discrétiser l’information pour la répartir et stocker dans chaque neurone une parcelle rudimentaire de mémoire est une vision bien erronée du fonctionnement de la mémoire. Toutefois, cette simplification m’a permis d’appréhender plus simplement le mécanisme de plasticité synaptique (avec l’histoire des camions d’information et des traces laissées). Pour être plus juste, un souvenir correspond d’avantage à la variation d’activité d’un réseau de neurones dans un laps de temps donné. Pour reprendre les mots de Serge Laroche [directeur de recherche au CNRS et spécialiste reconnu de la mémoire], il faut donc voir un souvenir plus comme une « configuration unique d’activité spatio-temporelle de neurones interconnectés ».
L’activité d’un neurone se traduisant par l’intensité de son impulsion électrique, cette impulsion est ensuite retraduite par l’émission de neurotransmetteurs. Ces neurotransmetteurs assurent le relais de l’information dans la « fente synaptique» séparant deux neurones, mais une fois ces derniers récupérés par les récepteurs du second neurone (neurone post-synaptique), l’information est reconvertie en signal électrique.
C’est au niveau de ces neurotransmetteurs et des récepteurs les collectant que se commande la plasticité synaptique (et donc l’impression du souvenir). Le récepteur spécifiquement dédié est le le récepteur NMDA. Par défaut, ce récepteur est inactif mais lorsque le premier neurone (neurone pré-synaptique) lui envoie une quantité importante de Glutamate (un type de neuro-transmetteur), le récepteur NMDA s’active et ouvre un robinet (‘canal ionique’) inondant alors la zone d’ions calcium. Ces ions provoquent une cascade de réactions moléculaires aboutissant à la modification durable de la synapse. Lorsque vous vous concentrez sur la mémorisation d’une information à laquelle vous donnez une importance qu’elle n’a pas intrinsèquement, vous faites alors intervenir un troisième neurone modulateur catalysant les échanges entre neurones pré-synaptique et post-synaptique.

Ci-dessous, un petit clip explicatif amusant publié dans les années 90 par l’INSERM (Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale).

Pour aller plus loin, autre astuce de mémorisation basée sur le mécanisme de plastification synaptique :

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Plus petit, je me rappelle d’un ‘tour de magie’ que faisait mon père. Je devais écrire une liste de 50 mots sur une feuille de papier, puis lui dicter doucement, un par un, chaque mot une fois. Une fois la liste donnée, il était capable de me réciter cette liste dans le bon ordre sans erreur.
Ça n’a l’air peut-être de rien comme ça mais, sans méthode, je vous défie d’accomplir l’exercice.
Le truc est pourtant bluffant de simplicité. Comme l’explique la vidéo partagée un peu plus haut, pour retenir rapidement une information, l’astuce est d’utiliser au maximum le réseau synaptique pré-existant (les chemins qu’on déjà tracés nos camions dans le passé), puis de créer des chemins les plus courts possibles (une image, une mélodie,…) entre ce réseau et l’information à retenir.
Dans le tour de magie de mon père, il y avait un travail amont. Il fallait retenir une première liste de 50 objets/animaux. Pas de miracle, cette liste devait s’apprendre par la répétition et être connue par cœur dans le bon ordre.
Une fois la première liste connue, lorsque je lui proposais ma liste, mon père se contentait alors de construire dans sa tête des images associatives marquantes entre mes mots et ses mots (ex: un singe suspendu à un vélo).
Lorsqu’il devait restituer ma liste, il lui suffisait alors de repenser à chacun des mots de sa liste, apprise par cœur, puis les images lui revenaient naturellement une à une.
Vous pouvez essayer chez vous. Avec un peu d’entrainement vous verrez qu’on peut même monter à beaucoup plus que 50 mots. De quoi cabotiner un peu en soirée.

[1] Des chercheurs ont montré la formation de nouveaux neurones, notamment dans l’hippocampe. Ces neurones semblent avoir le pouvoir de migrer et de se placer entre des neurones existants tout en respectant l’architecture préétablie. A ce jour, le rôle précis de ces nouveaux neurones dans la fixation mnésique n’est pas encore solidement établi.

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